lundi 1 juillet 2024

Un auteur engagé

 
Alain Clarieux rigolait. Ça le gênait encore de rigoler tout seul mais là, soyons honnête, le petit écureuil n'en n'avait rien à foutre. A chacune de ses virées dans le bois près de Massines, trois fois par semaine, les lundi, mercredi, vendredi, de 11h à midi, il retrouvait le geai et l'écureuil, souvent au mêmes endroits, l'un s'effarouchant et déployant en silence son plumage coloré vers la branche la plus proche, l'autre, de moins en moins craintif et courant  quelques mètres à ses côtés. Il n'aimait pas la nature. Il avait en horreur les écolos. Des gens grassouillets qui prônaient une rigueur punitive. Non, il aimait son écureuil et son geai, les pins et les chênes du sentier  qu'il empruntait en trottinant pour garder son souffle et un semblant de forme physique. Il entretenait avec eux des rapports de nécessité, comme le militant du Front national avec son nègre de comptoir, celui avec lequel on a pris l'habitude de surenchérir dans le mauvais gout.




Alain Clarieux rigolait. Il avait officiellement soutenu le candidat du Front national de Massines. Son éditeur publiait des sociologues sulfureux et des pamphlétaires "nauséabonds". C'était l'adjectif du Monde: "nauséabond". Il n'avait pas sa carte du Front, n'était pas membre du Mouvement Bleu Marine, ne se sentait pas d'extrême-droite, mais, merde! Son père avait été assassiné. Et on aurait voulu qu'il aille embrasser les babouches des assassins? Il ne rigolait plus. Une, deux, trois foulées. Silence radio. Il sentait la colère qui travaillait chacun de ses muscles. Une boule de haine qui entravait son souffle. Une bombe sur pattes. Franchement mauvais pour la santé. Le contraire de ce qu'il recherchait en copinant avec son pote l'écureuil. Une, deux, trois foulées. Qu'est-ce qu'il racontait Mamadou à l'heure de l'apéro? "Tous mes employeurs sont blancs. Et ils proposent tous du travail au noir."  Hé, hé, pas tout à fait comme ça: "Tous mes employeu' sont blancs. Et ils pw'oposent tous  du touavail au noi'". Alain Clarieux rigola.



Il rigolait. Cela n'avait aucun rapport avec Mamadou et encore moins avec ces abrutis d'écolo. Il pensait à son dernier roman: "Un Flic en enfer". Le critique du Figaro avait salué "une œuvre dérangeante et salutaire, une immersion dans les décombres du lien social". Les décombres du lien. Ça ne voulait rien dire mais on comprenait. Il avait fait un sacré boulot au Pillan, dans les décombres, ouais, pas celles du lien social, les ventres ébréchés des immeubles, les essaims de kalach planqués dans le dédale des ruines, les familles qui surgissaient, frappées d'hébétude, des enfants pleins de morve, des femmes barricadées, d'autres le cul à l'air dans les gravats et le porteur de bite avec son portable à "selfie". Son flic n'était pas un héros, c'était un cousin, un enculé qui avait choisi la France. Alain Clarieux rigolait parce que son intrigue était bonne. Il rigolait parce qu'il imaginait l'avalanche de prix qu'il allait recevoir. Les montagnes d'invitations aux salons de Neu-Neu-La-Bretelle, les débats, "Roman noir et Lien social", "Violence légitime et brutalité policière", "La pute, le flic et le truand".  Très drôle!




Alain Clarieux rigolait. Il savait qu'il était tricard dans tous les salons littéraires. Il vendait des livres. Les grandes librairies lui proposaient des séances de signatures, avec parfois un journaliste-médiateur pour faire monter la sauce d'un faux débat, vous pensez sincèrement que l'Islam est un problème pour la France? je vous cite, hein, c'est vous qui le dites, page 335… moi, je ne le pense pas, hein, je ne suis pas du tout d'accord, je pense que vous grossissez le trait, ça peut être dangereux, non? Assez souvent la salle était pleine et le "public" respectueux. Mais les salons du polar l'ignoraient. Son éditeur aussi était tricard. Pour l'ensemble de son œuvre. Ce qui était beaucoup moins marrant, c'était comment on en n'était arrivé là. Comment au pays des 100 000 clochers, on en était arrivé à craindre une armée de clowns en pyjamas. D'accord des clowns avec des sabres et des arrière-pensées lubriques sur les vacances au paradis, mais suffisamment organisés pour imposer leurs interdits. Il avait recueilli le témoignage d'une salariée de Pole-Emploi à laquelle un de ces clowns refusait de serrer la main parce qu'elle était une femme. Et personne dans l'agence ne réagissait. C'était devenu normal. Normal à l'hôpital. Normal à l'école.



Alain Clarieux rigolait parce que ses lecteurs aimaient ses histoires. Il avait abandonné ses comptes sociaux. Un fan avait ouvert une page Facebook à son nom et gérait les éloges et les insultes. Il n'intervenait pas. Par l'intermédiaire de son éditeur, il recevait des messages "écrits à la main." Toujours bienveillants. Il rigolait parce qu'il intriguait autant ses amis que ses détracteurs. Certains ne comprenaient pas son amour pour la "France". Pour une bonne partie de ses adversaires, la "France" était une abstraction au nom de laquelle on s'était autorisé les crimes les plus abominables: colonisation, asservissement, laïcité à géométrie variable. Une abstraction coupable. Et donc, un amoureux facho, voilà ce qu'il était à leurs yeux. Il rigolait parce que son amour n'avait rien à voir avec cette abstraction. La blondeur des blés, les schistes vert-sombre, la pâleur d'un ciel aquitain, les lumières de l'Esterel. Il ralentit sa foulée dans une trouée d'ombre au-dessus de laquelle s'énervait un couple de corneilles.




Alain Clarieux souriait. Il aimait la France. Les filles qui buvaient du vin et dont les yeux lançaient des éclairs quand on leur parlait mal. Les hommes dans la mêlée. La laïcité respectueuse de l'Histoire. Le privilège de l'abbé sur l'imam. Les fêtes votives sous le fronton des mairies provençales. Une, deux, trois foulées. La Marseillaise chantée par les chœurs de la Garde républicaine un matin de 14 juillet où le soleil fait danser les vapeurs de goudron. Une, deux, trois foulées. Alain Clarieux souriait parce qu'il aimait la chaleur. La ratatouille et les crêpes de Quimper. Bleu, blanc, rouge, le drapeau. Son père avait fait la guerre pour la France. Et les islamistes algériens l'avaient tué. Et on voudrait quoi? Une, deux, trois foulées. Qu'il baise la terre d'islam? Une, deux, trois foulées, dans son dos. Le souffle, dans son dos. Une, deux, trois foulées, pas les siennes. Alain Clarieux se retourna.




Il reconnut le type qui faisait semblant de s'échauffer sur le parking. Il avait brièvement pensé à un pervers. Et le type lui souriait, venait à sa rencontre, et il sentit la lame qui s'enfonçait entre ses côtes, et il entendit la voix avec cet accent du sud qu'il aimait tant: "Saloperie de bougnoule, putain de bougnoule, crève sale crouille!"       
 
 


MORT TRAGIQUE D'ALAIN CLARIEUX
Alain Clarieux, auteur de polar contesté pour ses prises de position en faveur du FN a été victime d'un déséquilibré. Le suspect arrêté par la police a revendiqué "le devoir de libérer la France". Alain Clarieux était le pseudonyme d'Ahmed Hocine. Français d'origine algérienne, il était le fils de Mouloud Hocine, mort sous les balles des intégristes en Algérie à la fin des années 80

©Lionel Germain - 
 

Un auteur engagé

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